Lettre ouverte de désobéissance au ministre de l'Education Nationale
Lettre au format word avec l'ensemble des signataires
En conscience, nous refusons d'obéir !
LETTRE OUVERTE AU MINISTRE DE L'EDUCATION NATIONALE
Mardi 27 janvier 2009
Monsieur le ministre,
Les enseignants désobéisseurs soussignés, se faisant l'écho de nombreux collègues en résistance contre le démantèlement du service public d'éducation, s'adressent à vous, en conscience, pour vous exprimer les raisons profondes de leur refus d'appliquer réglementairement le dispositif de l'aide personnalisée. Chacun-e d'entre nous a déjà écrit à son inspecteur d'académie une « lettre de désobéissance » pour l'informer de sa démarche et de ses motivations. Nous espérons ainsi vous convaincre qu'il est temps d'écouter et de prendre en considération l'opinion des enseignants et de réviser d'urgence votre politique pour l'école.
Le dispositif de l'aide personnalisée a été décidé en concomitance avec la suppression du samedi matin dont l'effet le plus tangible est, pour l'immense majorité de nos élèves, la perte sèche de deux heures d'enseignement. Ce changement a fait basculer de nombreuses écoles à la semaine de quatre jours. Ce dispositif ne peut donc être appliqué de la même façon selon que la semaine scolaire est organisée sur quatre jours (règle générale) ou sur quatre jours et demi (dérogation à la règle). Ce seul fait introduit de profondes disparités et inégalités entre les écoles. Car répartir le temps scolaire de 24 h en quatre jours ou quatre jours et demi a des incidences sur la mise en place du dispositif des deux heures d'aide personnalisée. Les écoles qui travaillent sur quatre jours et demi ont davantage de latitude pour placer les deux heures dans la semaine. Cela est plus complexe pour celles qui fonctionnent sur quatre jours. Ces dernières sont pratiquement contraintes d'ajouter une demi-heure à une journée de 6 h qui est la journée scolaire la plus longue d'Europe. Comment penser que des enfants en difficulté sur le temps scolaire normal sont à même de travailler une demi-heure de plus, parfois sur le temps du repas ou après la classe ? Comment ne pas considérer qu'il s'agit d'une violence imposée au rythme des enfants ?
La question des rythmes scolaires est au cœur du débat sur le dispositif de l'aide personnalisée. L'instauration brutale et sans concertation de la semaine de quatre jours, en dépit des préconisations des chrono-biologistes, est une catastrophe au regard de ses conséquences. C'est sur une journée qu'il faut équilibrer les heures de travail. En matière de rythmes de l'enfant, 4x6 ne sont pas égaux à 6x4 ! En d'autres termes, les écoliers français ont les journées les plus longues (6h contre 3h ou 4 h en Finlande, meilleure « élève » d'après l'OCDE), et le nombre de jours de classes le plus bas (à peine 140 contre 188 en Finlande, 190 en Grande-Bretagne, 210 en Italie et au Danemark). C'est un autre facteur d'aggravation de la fracture sociale, qui « pénalise surtout les enfants qui cumulent les difficultés personnelles, familiales et sociales. […]. L'Ecole de la République devient celle des enfants qui n'ont pas de difficulté majeure dans leurs rythmes, leurs façons d'être et de faire, dans leurs constructions cognitives et dans la mobilisation de leurs ressources intellectuelles » (Hubert Montagner). Ces constatations nous amènent à déplorer la casse systématique de toute tentative de cohésion sociale qui met en péril la capacité de tous à vivre ensemble.
Ce dispositif est mis en place, dites-vous, pour lutter contre l'échec scolaire. Il est présenté de telle façon à l'opinion publique qu'il apparaît comme le remède miracle à toutes les difficultés rencontrées par les élèves. Comment se fait-il qu'aucun enseignant, qu'aucun syndicat n'aient réclamé dans le passé un tel dispositif pour aider les élèves en difficulté ? Il faut croire que les enseignants et les syndicats de ce pays ne s'intéressent pas à ces élèves, que les enseignants n'ont jamais fait de propositions, que les mouvements pédagogiques n'ont pas expérimenté des dispositifs qui fonctionnent, même dans les classes dites difficiles. En réalité, ce dispositif consacre le renoncement à une politique ambitieuse pour l'école qui donnerait réellement aux enseignants les moyens d'enseigner dans des conditions décentes, avec une formation pédagogique adaptée. Cette politique aurait notamment pour vocation de réduire l'échec scolaire sans passer par des dispositifs externalisés qui dé-structurent la vie des écoles.
Selon le décret n° 2008-463 du 15 mai 2008 qui précise la mise en place du dispositif de l'aide personnalisée, les enseignants doivent repérer les élèves en difficulté. Il n'est absolument pas mentionné dans ce décret le nombre d'élèves minimum ou maximum pouvant bénéficier de cette aide. Les effectifs peuvent donc aller, dans l'absolu, de quelques-uns à pratiquement l'ensemble des élèves de la classe. Il est évident que selon les classes, les quartiers, les communes, le nombre potentiel d'élèves concernés par ce dispositif est très variable et cela introduit de fortes inégalités entre les classes et les écoles. Et que dire des écoles d'application dont les élèves sont purement et simplement exclus du dispositif ?
Le décret indique que les parents doivent donner leur accord à la présence de leur enfant sur ce temps qui se situe en dehors du temps scolaire obligatoire. Ainsi donc, en toute hypothèse, un enfant qui aurait vraiment besoin d'être aidé pourrait ne pas bénéficier de ce dispositif si ses parents ne le souhaitent pas ! Cette clause, rendue nécessaire par le caractère extra-scolaire du dispositif, suffit à en montrer les limites. Alors que cet enfant pouvait jusqu'à l'an dernier bénéficier de ces deux heures de classe qui étaient obligatoires, il se retrouve privé de deux heures bien utiles. Avoir introduit dans le cadre de notre mission d'enseignant deux heures facultatives pour les élèves, hors temps scolaire, sujettes à l'accord des parents d'élèves et qui sont présentées comme devant remédier à tout ce que nous n'avons pas réussi à faire dans le temps scolaire normal, traduit un profond mépris à l'endroit du travail des enseignants. Cela laisse entendre que, finalement, les enseignants auraient été bien incompétents dans le passé, alors que leur « impuissance » n'était que le résultat de politiques désastreuses que nous n'approuvions pas. Mais qui nous a écoutés ?
Ce dispositif « commercialise » l'École. Sa présentation, son organisation différente d'une école à l'autre introduit l'idée dans l'opinion générale que l'école devient un supermarché où le client (ici les parents d élèves) est roi. Les parents sont alors abusés et certains qui ne connaissent légitimement pas cet univers scolaire complexe, risquent de se comporter en véritables consommateurs déclinant leur souhait au gré de leurs envies ou humeur. (C'est ainsi que tout récemment un parent d'élève de l'une de nos écoles a écrit que son enfant ne pourra plus suivre l'aide personnalisée pour pouvoir aller au club de basket). D'autre part, en laissant la possibilité aux parents de renoncer au dispositif pour des raisons personnelles, il serait alors aisé de les rendre responsables de la future difficulté de leur progéniture, au même titre que c'est le malade qui est responsable du déficit de la sécurité sociale.
Ce dispositif ne prend pas en compte les projets pédagogiques qui ont été expérimentés avec succès dans de nombreuses classes pour remédier à l'échec scolaire. Quand le Ministère de l'Education Nationale se décidera-t-il à valoriser ces expériences, à permettre à tous les enseignants d'en prendre connaissance et de se les approprier, à organiser des formations qui rendent possible leur mise en œuvre ? Ce dispositif valide l'idée absurde, présente par ailleurs dans les nouveaux programmes, que tout peut et doit être quantifié et chiffré à l'école primaire : les connaissances, les évaluations, les résultats, les progrès. Mais quand comprendrez-vous qu'aujourd'hui, la priorité des priorités est de donner du sens aux apprentissages, de favoriser l'estime de soi, l'autonomie et la responsabilité des élèves, de les motiver pour venir à l'école, mais aussi d'alléger les effectifs et de créer des climats de classe propices au respect, à l'écoute et au travail, d'aider les élèves à mieux se connaître et à se situer par rapport aux autres, de retisser le lien avec les familles ?
En réalité, ce dispositif sera totalement inefficace au regard des enjeux de l'échec scolaire. Il faut redire que pour les élèves rencontrant des difficultés ponctuelles d'autres dispositifs peuvent être mis en œuvre à l'intérieur du groupe-classe, donc sans stigmatisation, notamment la différenciation pédagogique, le tutorat, les ateliers de besoins et de remédiation et autres dispositifs coopératifs. C'est bien souvent le manque de formation des enseignants qui empêche l'innovation pédagogique. Surtout, pour les élèves en grande difficulté, qui ne bénéficieront bientôt plus de l'aide des enseignants du RASED, ce dispositif sera bien insuffisant car nous n'avons pas les compétences des enseignants spécialisés du RASED.
Ce dispositif sera d'autant plus inefficace que dans le même temps vous organisez la disparition des RASED dont aucune évaluation n'a été réalisée. Ce dispositif n'a pas d'autre objectif en réalité que de faire des économies de postes sur le dos des RASED. Ces enseignants spécialisés, formés, vont désormais se retrouver « sédentarisés » dans des classes ordinaires. Comment peut-on effacer d'un trait de plume toutes ces compétences ? Qui peut penser que les enseignants de base vont pouvoir suppléer aux missions du RASED ? Qui peut croire que l'aide « personnalisée » peut remplacer l'aide spécialisée ? Qui peut croire qu'un enseignant spécialisé ayant la charge d'une classe aura le temps d'utiliser ses compétences particulières pour aider sérieusement les enfants en difficulté de l'école ? Nous vous rappelons les finalités du RASED publiées au B.O n°19 du 9 mai 2002 :"Le dispositif d'aides spécialisées, contribue à assurer, avec les équipes pédagogiques, d'une part, la prévention des difficultés préjudiciables à la progression dans le cursus scolaire ou à une bonne insertion dans la vie collective et, d'autre part, la remédiation quand les difficultés s'avèrent durables et se traduisent par des écarts d'acquisition attendues ou par un défaut durable d'adaptation à l'école et à son fonctionnement particulier". Ainsi, du jour au lendemain, ces missions ne seraient-elles plus d'actualité ? Par qui ces élèves qui ont des besoins particuliers seront-ils dorénavant pris en charge ? Certaines familles feront certes la démarche de s'adresser à l'extérieur de l'école, aux orthophonistes, aux CAMPS et CMPP. Vous semblez ignorer que les élèves qui sont dirigés vers ces structures (CAMPS, CMPP) le sont lorsque les membres du RASED considèrent que leurs compétences, déjà très spécifiques, atteignent leurs limites et ne permettent pas de traiter la difficulté de l'élève dans sa globalité. Mais ces professionnels sont déjà débordés et les délais de prise en charge seront d'autant plus allongés. D'autres familles acceptent de travailler avec le RASED parce que c'est un dispositif interne à l'école, mais elles ne feront jamais la démarche de consulter d'autres organismes. Nombre d'enfants se retrouveront sans aide, laissés pour compte.
Suppression massive de postes, formation initiale et continue inadaptée et bientôt réduite à une peau de chagrin, classes surchargées et de plus en plus hétérogènes, difficulté des enseignants à travailler en équipe, multiplication des incivilités et des violences, abrutissement de la jeunesse par la télévision et les jeux vidéo, les vraies questions qui sont à la source de l'échec scolaire ne sont pas prises en compte. C'est à ces problèmes qu'il convient aujourd'hui d'apporter des réponses en concertation avec les enseignants. La recette miracle de l'aide personnalisée est de la poudre de perlimpinpin qui masque en réalité une volonté de faire des économies budgétaires. Ce dispositif est une faute. Une erreur peut être corrigée, une faute doit être réparée.
La réalité, c'est que ce dispositif qui est censé lutter contre l'échec scolaire et qui est présenté comme la colonne vertébrale de votre réforme est aujourd'hui largement rejeté par les enseignants.
Nous affirmons que le dispositif de l'aide personnalisée est totalement illégitime sur le plan structurel, inefficace sur le plan pédagogique et désastreux pour l'avenir de l'école.
Aujourd'hui, nous n'avons pas d'autre choix que d'obéir à notre conscience de pédagogue, nous n'avons pas d'autre choix que de le combattre en refusant de l'appliquer à la lettre. Notre désobéissance est un devoir, car obéir au décret qui encadre ce dispositif reviendrait à perdre notre âme d'enseignant. Au nom de l'intérêt supérieur de notre mission qui a vocation à accompagner tous les élèves vers la réussite, nous vous disons sereinement, mais fermement : en conscience, nous refusons d'obéir ! En conscience, tant que ce décret ne sera pas abrogé, nous y désobéirons !
Notre désobéissance est également motivée par le refus des « réformes » que vous avez engagées, sans nous consulter, sans tenir compte de notre expérience : projet des EPEP, nouveaux programmes, évaluations nationales, stages de remise à niveaux, Agence nationale du remplacement, jardins d'éveils, accompagnement éducatif, masterisation des nouveaux enseignants .… Toutes ces mesures, qui accompagnent les milliers de suppressions de postes, participent au démantèlement du service public d'éducation. Nous refusons de collaborer à ce démantèlement.
Hier, nous avons ressenti beaucoup de mépris ; aujourd'hui, nous nous sentons profondément blessés de n'être toujours pas entendus. Nous aurions pu céder, comme d'autres collègues que nous ne blâmons pas, au découragement et au fatalisme. Mais, monsieur le ministre, vous avez touché à ce qu'il y a de plus sacré, vous avez touché à la conscience. C'est notre conscience professionnelle qui est atteinte par vos réformes. C'est pourquoi nous sommes en droit d'appeler à l'insurrection des consciences, à l'insurrection de toutes les consciences citoyennes pour vous rappeler que nous ne laisserons pas déconstruire le système public d'éducation sans réagir.
Notre désobéissance n'est pas seulement une démarche de contestation. Dans le même temps que nous refusons ce dispositif, nous montrons, par notre action quotidienne, que d'autres choix pédagogiques sont possibles. Nous ne voulons pas nous enfermer dans un refus parce que notre souci c'est d'abord la réussite des élèves. C'est pourquoi, malgré des conditions de travail difficiles que votre politique n'a pas prévu d'améliorer, nous mettons en œuvre des dispositifs d'aide, de remédiation et de soutien aux élèves en difficulté dans le cadre de l'ensemble du groupe-classe, avec la participation de tous les élèves.
Contrairement à ce que vous avez déjà affirmé, nous ne sommes pas hostiles à des réformes. Dans une situation sociale où les inégalités se creusent, où les attentes sociales qui pèsent sur l'école sont tous les jours plus lourdes, les politiques scolaires qui se sont succédées ont affaibli le service public d'éducation, même si la résistance qui s'est exprimée dans les mouvements des parents, des enseignants et dans la pratique pédagogique des collègues, nous a épargné le désastre que connaissent aujourd'hui certains pays ravagés par le libéralisme scolaire. Pour améliorer notre école, vers plus de justice sociale, plus de facilités pour tous les élèves à accéder à une formation et à une culture de haut niveau, nous sommes prêts au changement ; nous sommes disposés à faire les efforts nécessaires pour que l'école soit à la hauteur de sa mission d'instruire et d'éduquer. Nous n'avons d'ailleurs pas attendu vos « réformes » pour faire ces efforts. Alors, nous vous demandons de cesser de caricaturer notre démarche de résistance qui est avant tout motivée par l'inébranlable volonté de construire un service public d'éducation de qualité.
Monsieur le Ministre, des sanctions financières lourdes ont été prononcées par des inspecteurs d'académie à l'encontre de certains d'entre nous qui refusaient d'appliquer règlementairement le dispositif de l'aide personnalisée. Nous tenons à vous dire qu'aucune sanction disciplinaire ou financière ne nous dissuadera de poursuivre notre résistance, pas plus d'ailleurs que les simulacres de concession que vous avez affichés sur le sort des RASED. Il est temps, monsieur le ministre, d'entendre le cri de révolte qui monte des salles de classe et des salles des maîtres, il est temps d'entendre la colère et l'exaspération qui traversent le monde éducatif, y compris chez les parents d'élèves qui, majoritairement, nous soutiennent. Il est temps de stopper le démantèlement de l'école.
Notre détermination est grande, aussi grande que celle d'accomplir notre mission avec rigueur et professionnalisme. C'est pourquoi nous vous informons que nous participerons également aux prochaines journées de manifestations et de grève dans l'Education Nationale à l'appel des organisations syndicales et que nous approuvons l'idée d'Etats généraux de l'éducation lancée par Philippe Meirieu dans sa lettre ouverte du 27 décembre.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le Ministre, l'assurance de nos sentiments déterminés et respectueux.