Les inspecteurs à la dérive ?, par Pierre Frackowiak
La rencontre récente entre le syndicat majoritaire des inspecteurs (SIEN Unsa) et le mouvement de résistance pédagogique (« les désobéisseurs »), qui a fait l’objet de plusieurs informations (AEF, café pédagogique), ne manque pas d’intérêt. Elle est un signe positif de la part de ceux qui avaient plutôt laissé l’impression jusqu’alors de soutenir les politiques éducatives conduites depuis 2007 (nouveaux vieux programmes, semaine de 4 jours, évaluationnite, aide individualisée, sanctions contre les désobéisseurs, pilotage par les résultats, etc). Elle est un gage de bonne volonté de la part des désobéisseurs, victimes du développement de l’autoritarisme et de la servilité dans le système éducatif. Elle est un message d’espoir pour ceux qui luttent depuis les premières décisions de destruction de l’école, pour construire enfin une école démocratique, humaine, émancipatrice et généreuse pour 2030 ou 2050.
Reste que, comme toute volte face, celle du SIEN surprend, elle est difficile à comprendre, aussi bien pour ceux qui s’en réjouissent que pour ceux qui protestent. On se souvient de la lettre comminatoire envoyée par le SIEN à l’un des désobéisseurs : violente, méprisante, moralisatrice, en phase complète avec les attentes du pouvoir. Or, chacun sait qu’un inspecteur d’académie ne peut pas sanctionner un enseignant du premier degré sans un rapport, un accord ou une proposition de l’inspecteur du territoire. C’est bien normal d’ailleurs, sinon les inspecteurs seraient réduits à un rôle d’exécutants dociles ou ne seraient plus les interlocuteurs des enseignants de leur circonscription. Les inspecteurs ne peuvent s’exonérer de leurs responsabilités dans les décisions de sanctions et dans le stress des enseignants.
Il convient de mettre en parallèle ce rapprochement avec les désobéisseurs et la dégradation des relations entre les inspecteurs et les enseignants. La liste des attitudes et comportements autoritaristes, aberrants, injustes et des exigences démesurées de la part des inspecteurs à l’égard des enseignants s’est singulièrement alourdie au point qu’il n’est plus possible de considérer qu’il ne s’agit que d’excès individuels marginaux. On a même l’impression d’un formatage des dernières promotions d’inspecteurs / pilotes. Nous en avons d’ailleurs dressé un florilège qui s’enrichit chaque jour de nouveaux témoignages, de nouvelles notes de service pesantes, de nouvelles paroles de chefs. Il est clair qu’il s’agit bien d‘une tendance générale qui contribue fortement à la lassitude, à la démobilisation, au scepticisme, à la résistance passive ou au règne de l’apparence.
La situation n’a jamais été aussi tendue et aussi problématique. Le corps des IEN s’est laissé, de l’avis d’un grand nombre d’observateurs, largement glisser vers la soumission et la fonction de courroie de transmission depuis 2007, probablement, pour partie, séduit par le mirage du pilotage et le sérieux apparent de la technicisation, par le développement du contrôle mécanique, abusivement nommé évaluation. La soumission à un pouvoir autoritaire conduit toujours à une augmentation de l’autoritarisme.
En fait, le basculement de la société française traditionnelle, avec ses majorités et ses oppositions, vers une société ultra libérale implicite, dont le choix n’a jamais été débattu démocratiquement, a modifié le paysage politique en profondeur. Le zarkozisme a abandonné toutes les valeurs gaullistes sans le dire. La gauche a souvent oublié ses propres valeurs pour tenter de faire la démonstration qu’elle savait gérer. Dans ce contexte, les inspecteurs se sont laissé dériver. Leur projet[1] était dépassé mais ils n’ont jamais tenté d’exploiter leurs compétences d’experts, pour éclairer, accompagner des projets cohérents, globaux démocratiques, émancipateurs pour eux, pour les enseignants qui ne peuvent pas être bons s’ils ne sont que des exécutants, pour faire évoluer leurs pratiques. Leurs leaders sont restés silencieux et donc consentants même s’ils s’en défendent. Pas de débat sur l’évolution du système et du corps. Pas de réaction aux pires destructions engagées. Pas de proposition nouvelle pour une école nouvelle. L’absence de pensée est mortifère. On a soutenu tout ou presque sous l’autorité d’un redoutable X. Darcos, connaissant parfaitement le corps, ses forces et ses faiblesses. Offrir la perspective d’une nouvelle image apparemment plus valorisante car moins artisanale, plus technique car déshumanisée, a sans aucun doute séduit. Il ne manquait plus que le martelage du concept d’obéissance porté haut et fort, de la notion de fonctionnaire qui fonctionne pour détourner le corps des enjeux essentiels de l’éducation.
L’outil majeur du pouvoir est le pilotage par les résultats, emprunté au monde économique et financier, avec ses techniques et son langage.
Or le pilotage par les résultats en éducation est une stupidité. Il est un snobisme pour certains jeunes ou moins jeunes cadres dynamiques. Il n’y pas eu le moindre débat sur cette question ni avec le ministère, ni à l’intérieur du corps qui semble avoir perdu l’habitude et le plaisir de penser. Comment piloter sans cap ? Les nouveaux vieux programmes ne sont pas un cap pour le futur. Ils n’ont aucun rapport avec le socle commun de compétences et de connaissances, les auteurs de ces programmes ayant oublié son existence. Il a été maladroitement raccroché par l’inspection générale chargée de « faire passer » ces programmes sans intérêt. Comment piloter sans carburant ? L’injonction la paperasse, l’incantation portées par des cadres qui ont oublié la difficulté de faire l’école, ne sont pas des énergies. Il faudrait de la souplesse, des postes, des moyens financiers, pour accompagner les projets au plus près des besoins et des engagements. Comment piloter avec des outils sans valeur ? Les épreuves de contrôle de la rétention provisoire d’une définition ou d’un mécanisme sont aux antipodes de l’évaluation. La limitation des épreuves au français et aux mathématiques néglige toute une série de compétences qui constitue une valeur, même quand elles sont acquises hors de l’école. Comment piloter en étant incapable de mettre en relation les résultats des élèves avec les pratiques qui les produisent ? Le déni de la pédagogie cautionné, l’absence d’analyse des apprentissages entérinée, la disparition de la recherche-action confirmée ont produit des dégâts considérables. Comment donner de la valeur au concept « contrôle / remédiation » sur le modèle de l’automobile « panne / réparation » en vogue dans la conception moyenne de l’aide individualisée, quand on sait qu’un élève n’est pas une automobile et que les raisons des difficultés sont bien en amont de la panne, souvent dans des domaines très éloignés du constat immédiat de la conséquence ?
La loyauté / obéissance forme le conformisme et la servilité, appauvrit la société, nie l’intérêt de l’intelligence collective. L’image d’un accord tacite avec le pouvoir, avec parfois des arguments d’une certaine médiocrité[2] fait qu’aujourd’hui, les inspecteurs sont déstabilisés et perplexes. Certains sont déçus du fait que leur obéissance n’a pas apporté la moindre reconnaissance, d’autres sont inquiets légitimement pour leur avenir (que sommes-nous ? Quelle est notre place ? A quoi servons-nous ?), quelques uns s’arcboutent sur leurs convictions idéologiques au service du pouvoir. L’ensemble dérive dans l’obscurité vers des berges incertaines.
Après une longue période d’obéissance, aller à la rencontre des désobéisseurs que l’on a contribué à sanctionner n’est pas neutre, c’est une preuve de lucidité tardive mais l’on ne peut que s’en réjouir. Rappelons que les désobéisseurs faisaient et font leurs heures et leur travail, mais autrement au nom de la liberté pédagogique, qu’ils avaient et ont le courage de le dire alors que tant d’autres faisaient de la résistance sans le dire et sans prendre le risque d’être sanctionnés.
Au-delà de cette rencontre, les inspecteurs auraient intérêt à engager d’urgence une réflexion fondamentale sur l’école du futur, sur la réalité des rapports entre finalités et programmes, sur les méthodes d’évaluation et d’accompagnement des enseignants, sur la place de la pédagogie, sur l’importance de l’humain au regard de la technocratie, sur les moyens de redonner le plaisir d’enseigner et le plaisir d’apprendre
Au moment où tant de personnalités et d’institutions mettent en cause le système actuel, les inspecteurs seront-ils capables de réfléchir collectivement et de faire des propositions sur des questions urgentes. Il faudra bien se mettre au clair sur la fonction de l’inspection : contrôler, diriger, assurer la propagande gouvernementale, conforter la compétition ? Accompagner les équipes dans une école en charge de la construction d’une société humaine, généreuse, émancipatrice et juste ? Comment ?
Il faudra aussi dans un contexte de contestation profonde même si elle est non violente et d’une image du corps fortement dégradée sur le terrain, mettre au point un code de déontologie de l’inspection dont le SNPI FSU, syndicat minoritaire des inspecteurs, a pris l’initiative, un premier pas qui mériterait d’être repris et approfondi par tous. Pour une éthique de l’inspection, écrivait Dominique Senore[3]… une des urgences majeures.
Après avoir été à la rencontre des désobéisseurs, après avoir reconnu en l’occurrence la place de l’humain et de la pédagogie, nul doute que le SIEN Unsa poursuivra son aggiornamento en recommandant à ses adhérents d’empêcher la politique de sanctions sans précédent dans l’histoire[4], en recherchant l’unité du corps pour mettre au point un code de déontologie à proposer au ministère et aux enseignants, en élaborant une conception moderne de l’évaluation des performances des élèves distincte de l’évaluation du système, en tournant la page du pilotage par les résultats apparents, factices, en cherchant à remplacer l’école des grilles[5] par l’école du bonheur.
Pierre Frackowiak
[1] Le projet était fondé sur le triptyque « inspection / animation / formation » avec la perspective d’un corps unique d’inspecteurs aux missions diversifiées. Il n’y a plus de formation, l’animation pédagogique se réduit à des apparences, l’inspection devient le pilotage. Il n’y a plus de projet syndical quant aux missions des corps d’inspection.
[2] « L’aide individualisée, personne n’y avait pensé. Il faut essayer avant de juger. Elle peut toujours servir à quelques uns qui ont des difficultés légères… » On n’était pas aussi complaisant en 1989 !
[3] Voir le dossier du café pédagogique sur l’évaluation des élèves et des enseignants
[4] Au moment de mes plus vives discussions avec M. de Robien qui avait envisagé de sanctionner un inspecteur désobéisseur, je lui demandai si, selon ses informations, un seul inspecteur, un seul enseignant avait été sanctionné pour n’avoir pas appliqué la loi de 1989, votée par un parlement démocratique. Il savait que non. C’est un agitateur ultra conservateur distingué peu de temps plus tard dans l’ordre du mérite national qui vint à son secours en criant : « oui, mais celle-là était inapplicable ! » Il méritait le mérite comme l’un de ses amis, se déclarant sans être démenti co-auteur des nouveaux vieux programmes, méritait la légion d’honneur
[5] Grilles d’observation, de pilotage, de formation, de contrôle. Des grilles, toujours des grilles avec des dizaines de tableaux, de référentiels, de fiches de préparation à l’inspection, de compte-rendu de tout et de rien… Trop de grilles nuit. Libérez les enseignants !