Le commandement : contraindre ou convaincre ?, par Pierre Frackowiak
Le commandement : contraindre ou convaincre ?
L’Education Nationale a toujours fonctionné sur le modèle de la pyramide : les décisions arrivent du cabinet du ministre, le sommet, directement dans la classe, la base. Parfois, depuis quelques années, la base est informée par les médias en même temps que la hiérarchie intermédiaire. Cela a été le cas, par exemple, pour la réduction de la semaine scolaire ou pour les nouveaux vieux programmes de 2008. On peut aussi assimiler son fonctionnement à des tuyaux d’orgue associés à des parapluies : les tuyaux d’orgue permettent à la hiérarchie intermédiaire de relayer les exigences, parfois même, par l’effet d’un zèle bien connu, d’aller bien au-delà des intentions affichées du sommet ; les parapluies permettent à chaque échelon intermédiaire de se protéger et d’afficher son efficacité à mettre en œuvre les politiques décidées par le sommet, même, au nom de la loyauté qui tangente souvent la servilité, quand elles sont exactement l’inverse de celles que ces échelons avaient soutenues précédemment. A certains égards, ce fonctionnement évoque des aspects observés dans des systèmes totalitaires avec la multiplication des chefs, des contrôles et des primes, et avec la pensée unique.
Les modalités de ce fonctionnement se sont considérablement durcies depuis 2007 avec le développement du culte de l’apparence, avec la manipulation des faits et l’occultation des réalités, avec l’apparition d’un autoritarisme sans précédent. Dénonciation à l’échelon supérieur de tous ceux qui semblent désobéir. Sanctions pour ceux qui n’appliquent pas les ordres même s’ils font leur travail, interdiction de participer à la formation des maîtres si l’on n’est pas dans la ligne, difficulté à travailler si l’on innove et prend des libertés, impossibilité d’espérer être admis à certains examens professionnels si l’on conteste la pédagogie officielle, etc.
Et l’on parvient ainsi à occulter les réalités. L’inspection générale et les thuriféraires du pouvoir peuvent déclarer impunément que la quasi unanimité des enseignants, après une période de contestation négligeable, a compris l’intérêt des mesures prises et les applique avec joie. C’est faire peu de cas de la vérité. Pressions, exigences, chantages, menaces, manipulations parviennent coûte que coûte à produire des scores soviétiques aux sondages et aux enquêtes. La technicisation, l’évaluationnite aigue comme le formatage des cadres intermédiaires facilitent cette évolution très inquiétante.
On parvient ainsi à déshumaniser une institution normalement synonyme d’intelligence, de liberté, d’initiative, et à rappeler l’évidence dénoncée par Michel Rocard : « Les pouvoirs publics ne peuvent donner spontanément que ce qu’ils ont naturellement : l’autorité et la coercition. Or, on ne peut rien bâtir de suffisant avec ces seules armes. »
Dans le même temps, quand les marges de liberté et les enthousiasmes ne sont pas complètement étouffés, quand la capacité de résistance et d’indignation demeure, quand les contrôles et le pilotage par les résultats n’épuisent pas les ressources intellectuelles des acteurs, on observe une richesse formidable des expériences, des recherches actions spontanées, des réflexions et des propositions de la base. Relayée par les mouvements pédagogiques malgré la faiblesse de leurs moyens et par les syndicats d’enseignants progressistes et non inféodés au système, cette richesse est un trésor pour l’institution et pour la Nation.
Peut-être faudra-t-il un jour renverser la pyramide, faire confiance aux acteurs et à l’intelligence collective, admettre à nouveau la pensée divergente comme une condition d’efficacité, redéfinir les missions des cadres qui ne peuvent pas être assimilées à celles des petits chefs de l’industrie et de la finance, remobiliser les équipes avec une exigence forte sur les finalités et de la souplesse sur les modalités ?
Peut-être faudra-t-il rechercher, en concertation, des modalités de fonctionnement permettant d’éviter les excès de pouvoir de petits chefs qui s’acharnent sur des militants pédagogiques comme François Le Ménahèze et qui méprisent les acteurs du terrain ?
L’attitude de l’inspecteur d’académie de Loire Atlantique est profondément choquante. Interdire à un enseignant reconnu de participer à la formation des maîtres parce qu’il ne s’enferme pas dans une pensée unique, parce qu’il s’autorise à faire réfléchir les élèves et les étudiants, menacer et sanctionner un enseignant compétent, consciencieux, intelligent qui fonde ses choix sur des recherches et sur une réflexion étayées par un mouvement pédagogique comme l’ICEM Freinet, interdire de fait au même d’user de la liberté pédagogique inscrite dans la loi, sont des actes autoritaristes inacceptables pour les démocrates et les amis de l’école. L’attitude des cadres intermédiaires est tout aussi choquante. L’inspecteur d’académie ne prend pas ses décisions sans s’appuyer sur des demandes, des propositions, des rapports, des enquêtes. En trente ans de carrière d’inspecteur, je n’ai jamais vu ni un inspecteur d’académie ni un recteur s’acharner sur un enseignant dont le supérieur direct a rappelé objectivement les compétences, le rayonnement, l’engagement, l’assiduité, la conscience professionnelle. La seule désobéissance à une injonction administrative contestée ne peut effacer les qualités mises en évidence et actées tout au long d’une carrière, sauf à s’inscrire dans une logique répressive totalitaire. Rechercher la faute et sanctionner plutôt que valoriser les compétences et dialoguer.
A Nantes et ailleurs, notre système éducatif s’est engagé dans la voie de la répression et du mépris exploitant la docilité ou le zèle de certains cadres intermédiaires. Il ne faut certes pas généraliser mais il faut alerter, il faut réveiller des consciences chloroformées ou formatées. Des chefs d’établissement, des IA IPR, des IEN osent exprimer le malaise qui s’installe. Trop peu nombreux encore. Le problème du commandement dans le système éducatif, de la loyauté confondue avec l’obéissance ou la servilité devra être traité demain dans un nouveau projet éducatif démocratique, humain, émancipateur.
En attendant et en espérant, il est fondamental de soutenir François Le Ménahèze.
Pierre Frackowiak
Inspecteur de l’Education Nationale honoraire
Auteur de nombreux écrits, livres et tribunes, sur l’école
NB Une partie de ce texte est publiée sur le site Educavox