L’affaire Refalo : Ubu survit là-bas, par Pierre Frackowiak
Certains diraient : « C’est une histoire de fous ! ». D’autres s’exclameraient : « C’est typiquement un exemple des dérives des systèmes totalitaires ! ». D’autres se mettraient à pleurer sur l’état de la France : « Comment est-ce possible ici en 2010 ? ». D’autres auraient du mal à contenir leur colère, leur indignation : « On ne peut pas laisser faire ça » et seraient prêts à appeler à la violence. Mais personne, vraiment personne, n’est capable d’admettre, de comprendre, d’accepter une telle affaire, dans nos sociétés développées en général, et encore moins dans un domaine, l’éducation, dont on a le droit de penser qu’il est le lieu de l’intelligence, de la liberté, du dialogue.
Résumons cette situation ubuesque :
Un enseignant compétent, reconnu, expérimenté, apprécié des élèves, des parents et de tous les interlocuteurs de l’école est durement sanctionné par une sorte de tribunal où l’on écoute l’accusation et la défense, mais où seul le principal accusateur a le pouvoir de prendre la décision en dernier ressort. Il ne s’agit pas d’un juge, mais du chef des accusateurs. On pourrait penser que des voix ont la possibilité de s’élever pour appeler le chef à la raison, mais c’est interdit. Tous les membres du groupe des accusateurs sont astreints à l’obligation d’obéissance.
Le chef d’accusation est, quant à lui, sans précédent en France depuis la seconde guerre mondiale.
L’accusé a-t-il commis un crime, un délit, une escroquerie ? A-t-il agressé des élèves, des parents ? A-t-il abandonné son poste mettant les élèves en danger ? A-t-il refusé de travailler ?... Rien de tout cela. Il a seulement désobéi. Au lieu de prendre en charge 4 ou 5 élèves étiquetés durant un temps imposé, il les a pris tous, toute la classe. A-t-il lésé les 4 ou 5 malheureux élus ? Pas du tout, il a même été plus particulièrement attentif à ce qu’ils faisaient dans le grand groupe, sans les humilier, sans les condamner à la distinction négative. Peut-être bien que ces 4 ou 5 élus ne l’auraient pas été dans un autre lieu et un autre contexte. Mais le problème n’est pas là . Dans toutes les classes, il faut en trouver 4 ou 5 pour remplir les tableaux et prouver que le dispositif est bon puisque le pouvoir l’a décidé. L’accusé a donc désobéi. Il a désobéi en conscience, non pas bêtement et a priori comme pourraient le faire des opposants systématiques, mais après une mûre réflexion et même après une lecture attentive des analyses de spécialistes. Ce faisant, il est vrai, il a refusé de devenir un agent de la propagande du pouvoir en place. A sa décharge, il faut reconnaître qu’il ignorait cette obligation nouvelle dans l’histoire de l’école : obéir et clamer que c’est bien.
Des instances nationales d’appel, qui existent encore, sont consultées, elles étudient sagement le dossier, et se prononcent pour une réduction à quasi minima de la sanction. Elles l’indiquent au chef des accusateurs et lui recommandent formellement de revenir sur la sanction et de se limiter à un blâme, c’est-à-dire presque rien. Rien aurait été de nature à ternir gravement l’image de ce chef, déjà bien écornée, ce qui n’est pas dans les usages de la pyramide. On protège les chefs jusqu’à un certain niveau quand ils sont obéissants, à plus forte raison quand ils sont zélés. Mais à l’évidence, l’acte d’accusation n’était pas fondé et la lourde sanction prononcée était injuste et difficile à faire admettre à une hypothétique cour européenne ad hoc.
Le chef des accusateurs a donc reçu la recommandation. Malgré sa culture de l’obéissance, il refuse, il persiste. Malgré l’évolution du contexte qui indique que la mesure obligatoire que le condamné n’a pas appliquée bêtement, est contestable, qu’elle n’apporte pas tous les bienfaits espérés, qu’elle présente de nombreux défauts, qu’il faudra sans aucun doute la revisiter au plus tôt, il maintient sa condamnation initiale sans autre forme de procès. L’argument essentiel sommairement cité est que l’accusé ne semble pas disposé à changer sa manière de servir, excellemment, les élèves et l’école, et qu’il n’a pas fait acte d’allégeance, il ne semble pas disposé non plus à devenir un propagandiste de mesures dont il s’avère de plus en plus, qu’imposées du haut de la pyramide, sans concertation, elles se révèlent inopérantes et contestables.
La pyramide va mal. Les excès d’autoritarisme finissent toujours par poser problème car au bout du compte, l’échelon juste au-dessus du chef des accusateurs préfèrerait sans doute contourner les vagues voire les supprimer. Il faudra faire entendre raison, trouver un fusible, mettre en cause le niveau juste inférieur qui a mal conseillé son supérieur, apaiser le climat détestable créé de toutes pièces, admettre que la liberté pédagogique est un droit, que son cadre n’est pas destiné à l’interdire ou à la dévoyer, que l’école a besoin de la mobilisation de l’intelligence collective de ses acteurs qui ne sont pas des valets, qui ont le droit de penser et qui font leur travail en conscience.
L’honneur d’Alain Refalo injustement sanctionné doit être rétabli, c’est aussi l’honneur de l’école de la République, généreuse, démocratique, humaine et humaniste, émancipatrice, ouverte à la liberté, à la pensée divergente féconde, à la richesse de l’intelligence collective.
Au-delà de cette situation ubuesque, il est évident que se pose la question du fonctionnement du système pyramidal, de la gouvernance, de la démocratie. Fonctionnement « en tuyaux d’orgues et parapluies » qu’il aurait fallu casser selon l’ancien recteur de Lille, Jean-Claude Fortier, pour faire la place à la responsabilité, à l’initiative, à la pensée, aux idées partant de la base vers le sommet. Dans un ouvrage remarquable « Propos impertinents à une vielle dame : l’Education Nationale », publié chez Retz en 1989, un autre ancien recteur de Lille, éminent juriste, Claude Durand-Prinborgne, posait la question : « Le commandement : contraindre ou convaincre ? », il interpelait la vieille dame : « Pour voir tous vos desseins servis fidèlement, pouvez-vous recourir au seul commandement ? » et il illustrait ses réflexions par cette citation de Michel Rocard : « … Les pouvoirs publics ne peuvent donner spontanément que ce qu’ils ont naturellement : l’autorité et la coercition. Or, on ne peut rien bâtir de suffisant avec ses seules armes… ». Dans un grand projet éducatif moderne du futur, l’une des priorités dans le cadre d’un nouveau contrat entre les enseignants et la Nation, sera de remettre en cause les comportements féodaux dérisoires, pour faire la place au respect et à la confiance.
Pierre Frackowiak
Co-auteur avec Philippe Meirieu de "L'éducation peut-elle être encore au cœur d'un projet de société?". Editions de l'Aube. Mai 2008. Réédition en format de poche, octobre 2009
Auteur de "Pour une école du futur. Du neuf et du courage." Préface de Philippe Meirieu. Editions La chronique sociale. Lyon. Septembre 2009
Auteur de « La place de l’élève à l’école». Décembre 2010. Editions La chronique sociale. Lyon