Désobéissance civile dans l'Education Nationale, par Alain Refalo
Article paru dans le journal L'Etranger, janvier/février 2009
Désobéissance civile dans l'Education Nationale
par Alain Refalo, professeur des écoles
Jeudi 6 novembre 2008, je fais parvenir une lettre à mon inspecteur de circonscription à Colomiers en Haute-Garonne. Je lui explique longuement pourquoi je refuse d'appliquer plusieurs dispositifs pédagogiques liés à la réforme de l'école, notamment les nouveaux programmes et l'aide personnalisée. Ce texte intitulé « En conscience, je refuse d'obéir ! », je le diffuse le lendemain sur le blog Résistance pédagogique pour l'avenir de l'école, créé trois semaines auparavant.
La lettre se propage sur internet comme une traînée de poudre. De nombreux blogs et sites la reproduisent et en quelques jours, plusieurs dizaines de milliers d'internautes ont pu en prendre connaissance. Pour de nombreux enseignants, dans les écoles, la lettre a agi comme un électrochoc et plusieurs d'entre eux s'engagent instantanément dans la même voie, signe que le terrain était mûr pour relayer ce type d'action inédite dans l'Education Nationale. Les médias locaux et nationaux ont rapidement donné un certain retentissement à cette initiative qui sortait des sentiers battus.
A la suite de la publication et de la médiatisation de ces différentes lettres individuelles, un mouvement collectif de désobéissance civile a émergé et a commencé à se structurer dans le cadre de la lutte aux réformes de Mr Darcos. Ces enseignants, syndiqués ou non, se sont regroupés pour rédiger des lettres collectives de désobéissance ou pour adresser collectivement des lettres individuelles à leur inspecteur. Ainsi, le 5 décembre, à Marseille, 124 lettres de désobéissance étaient remises à l'Inspection Académique des Bouches du Rhône. Le 16 décembre, 132 enseignants du Havre faisaient de même et le lendemain près de 400 enseignants du primaire déposaient leurs lettres à Montpellier.
Les 12 enseignants ayant rédigé une lettre individuelle de désobéissance dans les jours qui ont suivi la publication de ma lettre se fédèrent en réseau. Le 3 décembre, par l'intermédiaire du blog Résistance pédagogique pour l'avenir de l'école, ils lancent un Appel des enseignants en résistance qui constitue la plate-forme identitaire du mouvement des enseignants « désobéisseurs » alors en gestation. Cet appel invite les enseignants à amplifier le mouvement de désobéissance civile dans l'Education Nationale soulignant que l'affichage de la désobéissance civile est aussi important que la désobéissance elle-même dans la recherche du rapport de force avec le Ministère. L'appel définit un objectif clair, précis, limité et possible à ce combat : l'abrogation du dispositif de l'aide personnalisée.
Ce dispositif devait être mis en place dans les écoles depuis la rentrée de septembre 2008. Il fait suite à la suppression du samedi matin qui a eu pour conséquence une organisation de la semaine scolaire sur 4 jours. Le temps scolaire est désormais de 24h hebdomadaire auquel il faut rajouter deux heures pas semaine pour l'aide individualisée en petit groupe avec « les élèves en difficulté ». Les écoles qui travaillent le mercredi matin répartissent ces 24h + 2h sur 4 jours et demi. Il faut préciser que ces deux heures hebdomadaires ne font pas partie du temps scolaire légal (24h), et nécessite une autorisation écrite des parents pour que les enfants qui relèvent du dispositif y participent. Ce dispositif est contesté parce qu'il prétend résoudre la difficulté scolaire en dehors du groupe classe en deux heures, et surtout il est le prétexte à la suppression de milliers de poste du RASED (Réseau d'Aide Spécialisée aux Enfants en Difficulté).
Une résistance inédite
Le blog Résistance pédagogique s'est fait l'écho de toutes ces initiatives de désobéissance. Créé le 19 octobre 2008, ce blog recevait 3 000 visites par jour en moyenne en décembre et a été visité par plus de 120 000 personnes différentes en moins de deux mois. Les commentaires d'encouragements et de solidarité d'enseignants, mais aussi de parents d'élèves ont été très nombreux. Indéniablement, le blog a joué un rôle fédérateur et amplificateur du mouvement de désobéissance dans l'Education Nationale.
Inquiet de ce mouvement « non contrôlé » par les organisations traditionnelles, le Ministère a suivi de près ces initiatives. Il a semblé embarrassé et n'a pas trop su comment réagir face à un phénomène « non identifié » syndicalement. Un article du Monde a rapporté les propos de Mr Darcos qui y voyait la main de « l'ultra gauche » ! De nombreux articles ont été publiés dans la presse locale et nationale sur ce mouvement de désobéisseurs émergeant en dehors des organisations syndicales traditionnelles.
Cependant, tandis que le Ministère minimisait cette action en développement, les premières sanctions tombaient. Bastien Cazals, directeur d'une école maternelle à St Jean de Védas, près de Montpellier, s'est vu retirer plusieurs journées de salaire en décembre pour n'avoir pas mis en place le dispositif de l'aide personnalisée. La plupart des enseignants désobéisseurs ont d'ailleurs subi de fortes pressions venant des Inspections Académiques, souvent accompagnées de menaces de sanctions disciplinaires et financières.
Les sanctions financières qui ont frappé Bastien Cazals et d'autres enseignants dans la foulée ont montré que l'administration était inquiète et qu'elle voulait empêcher la propagation de cette désobéissance civile dans les écoles. Cette répression disproportionnée a eu l'effet inverse. A l'heure où nous écrivons cet article, à quelques jours des vacances de Noël, de nombreuses initiatives collectives de désobéissance civile étaient en préparation, signe que les sanctions n'altéraient pas la dynamique du mouvement.
La stratégie de la désobéissance civile
Le pouvoir actuel, comme tous les pouvoirs avant lui, compte avant tout sur la soumission du plus grand nombre pour imposer sa politique. Il sait bien que les réformes dans l'Education Nationale sont impopulaires auprès des enseignants, mais il n'en a cure tant que la machine continue à fonctionner. Il s'accommode tranquillement des protestations symboliques, des pétitions et des journées de grève sans lendemain.
Toutes ces actions sont utiles, elles ont d'ailleurs été mises en œuvre au printemps 2008, mais n'ont pas constitué une force susceptible d'enrayer la machine à démanteler le service public d'éducation. La question que les enseignants initiateurs des lettres de désobéissance ont posé d'emblée était de savoir si nous saurions construire un mouvement, non seulement de résistance, mais de désobéissance civile qui rende impossible l'application des lois néfastes qui déconstruisent l'Education Nationale.
La matrice de la stratégie de la désobéissance civile peut se résumer dans ce constat : ce qui fait la force des injustices, ce n'est pas la loi injuste, mais l'obéissance à la loi injuste. Rappelons-nous les mots prophétiques d' Etienne de La Boétie qui, au XVIème siècle, dans son remarquable Traité de la servitude volontaire, démontrait magistralement que ce sont les peuples eux-mêmes qui sont responsables de la tyrannie et de leur oppression par faiblesse, par couardise ou par lâcheté. Il a eu l'intuition que le peuple pouvait jouer un rôle actif pour se libérer, sans violence, des chaînes qui l'entravent : « Si on ne leur donne rien, écrit-il à propos des tyrans, si on ne leur obéit point, sans combattre, sans frapper, ils demeurent nus et défaits et ne sont plus rien, sinon que comme la racine, n'ayant plus d'humeur ou aliment, la branche devient sèche et morte ». Il énonçait ainsi le principe de non-coopération avec l'injustice, sans savoir que cette grande idée allait inspirer notamment Thoreau, Gandhi, Martin Luther King, les dissidents des pays de l'Est et de nombreux combats pour les droits de l'Homme sur tous les continents. Les intuitions de La Boétie sont toujours d'actualité, même pour résister aux lois injustes d'un pays démocratique.
En prenant le risque de devenir « désobéisseur », l'enseignant assume ses choix. C'est une désobéissance lucide et responsable. Elle est légitime dans le sens où nous n'avons plus d'autres moyens pour nous faire entendre et nous faire comprendre des décideurs. Le désobéisseur respecte profondément les lois de son pays, mais en certaines circonstances, il enfreint la loi pour ne pas être complice de l'injustice. Il désobéit pour gripper la machine à produire de l'injustice.
La désobéissance civile se distingue de l'objection de conscience, démarche individuelle qui n'a pas le pouvoir de contrainte. Dès le départ, ma démarche avait pour visée de susciter une dynamique collective qui permette le développement d'un mouvement de désobéissance civile. La désobéissance civile se caractérise historiquement par plusieurs principes qu'il convient de rappeler ici : Il s'agit d'une action collective, publique et non-violente qui s'inscrit dans la durée et dont l'objectif est de structurer une force de contrainte sur l'adversaire. Les désobéisseurs assument à visage découvert les risques de la sanction, ce qui permet de distinguer la désobéissance civile de la désobéissance délinquante.
Ce mouvement n'est pas seulement un mouvement d'opposition. L'appel des enseignants en résistance est très explicite sur ce point : « Cette résistance par la désobéissance veut impliquer indissociablement un programme de non-coopération qui s'oppose aux mesures qui nous semblent nocives pour l'avenir de nos écoles et un programme constructif qui propose les solutions qui nous semblent susceptibles de préparer cet avenir ». La force de la désobéissance civile réside dans ce double mouvement d'opposition et de proposition, de résistance et de construction. La désobéissance civile, en tant que radicalité constructive, ne s'oppose pas à la démocratie, mais vise à la renforcer en structurant efficacement les nécessaires contre-pouvoirs citoyens.
Sans vouloir présager des suites de ce mouvement, nous pouvons d'ores et déjà affirmer qu'il laissera des traces durables dans le monde enseignant. Un espoir s'est levé à travers une dynamique de résistance inédite qui a su fédérer des milliers d'enseignants, mais aussi des organisations syndicales surprises par la force intrinsèque révélée par cette forme d'action collective non-violente.
Le 21 décembre 2008