Discours d'Alain Refalo au Plateau des Glières le 17 mai
Intervention d'Alain REFALO
Professeur des écoles, Colomiers (31)
Auteur de la lettre « En conscience, je refuse d'obéir ! » (6 novembre 2008)
Alain Refalo au plateau des Glières 17 mai 2009 par lavaka
Je remercie très chaleureusement l'association « Citoyens Résistants d'hier et d'Aujourd'hui », et tout particulièrement son président Didier Magnin, de m'avoir fait l'honneur de m'inviter à cette rencontre au plateau des Glières.
C'est avec beaucoup d'émotion que je suis venu de Toulouse pour vous dire que l'école de la République est en danger. Jamais un gouvernement n'avait osé porter des coups aussi sévères contre elle au point de l'ébranler dans ses fondements. Une école est en train de disparaître sous nos yeux. L'école où l'on prend plaisir à apprendre à lire, à écrire, à réfléchir, à découvrir le monde. L'école où la valeur centrale est celle de la coopération, de l'entraide et de la solidarité. L'école où l'on apprend la rencontre avec l'autre, le respect et le vivre ensemble. Désormais, selon l'esprit et les méthodes des nouvelles « réformes », c'est une logique de compétition qui doit prévaloir, une logique où l'on privilégie les automatismes au détriment de la réflexion, une logique où l'on favorise la course aux résultats et à la performance au détriment de l'art d'enseigner, d'éduquer, d'éveiller.
Ce gouvernement applique à l'école les bonnes vieilles recettes de l'économie de marché. La formation des élèves est assimilée à une marchandise, les parents d'élèves sont considérés comme des clients et l'école devient ainsi une vaste entreprise soumise à la loi de l'offre et de la demande. On ne travaillera plus pour l'épanouissement et le développement de l'élève, mais pour la réussite aux évaluations et pour la satisfaction des parents. La recherche à tout prix de résultats chiffrés pour alimenter les statistiques, l'efficacité et la rentabilité deviennent les valeurs suprêmes. Au nom de ces valeurs, on formate les esprits des élèves et des enseignants à se situer dans une logique individuelle de la réussite au détriment de tout projet collectif.
Il faut ajouter à ce changement de valeurs, les bouleversements structurels induits par le désengagement de l'Etat dans l'Education Nationale : la suppression de plusieurs dizaines de milliers de postes, et notamment les postes d'enseignants spécialisés du RASED, le recrutement d'enseignants vacataires pour assurer les remplacements, la création de jardins d'éveil qui, progressivement, vont se substituer à l'école maternelle, le démantèlement de la formation pédagogique initiale des jeunes enseignants avec la disparition des IUFM et enfin la transformation des écoles en EPEP (Etablissements Public d'Enseignement du Primaire) qui seront sous la coupe des communes. Le service public d'éducation a vécu. L'Etat ne sera plus le garant de la qualité du service sur tout le territoire.
A travers cette école publique que l'on veut privatiser et que l'on déconstruit, c'est toute la société qui est menacée de délitement. L'école est le ciment de la République. En s'attaquant frontalement à l'école, c'est à la République que ce gouvernement s'attaque.
Alors, il est des moments dans une existence où le silence devient complicité avec l'injustice. Il est des moments où obéir passivement et appliquer les lois et les décrets sans discernement constituent un reniement profond des valeurs qui nous animent. Il est des moments où la désobéissance devient inéluctable pour ne pas participer soi-même au mal que l'on condamne. Il nous est rappelé que nous devons être des fonctionnaires obéissants, nous avons fait le choix d'être des fonctionnaires responsables, lucides, comptables de nos actes. Nous savons, même si comparaison n'est pas raison, que l'obéissance inconditionnelle aux ordres des supérieurs peut aboutir aux pires situations d'injustice. Ce qui veut dire qu'un fonctionnaire doit être un homme avant d'être un sujet, un homme qui obéit aux exigences de sa raison et de sa conscience avant de se soumettre aux ordres et aux injonctions de l'Etat.
Alors, le 6 novembre 2008, je décide d'écrire à mon inspecteur de l'Education Nationale pour l'informer qu' « en conscience, je ne puis plus me taire, en conscience, je refuse d'obéir ! ». Dans cette lettre, je lui fais savoir que je refuse de participer par ma collaboration active ou mon silence complice au démantèlement programmé de l'Education nationale. Je lui précise que je n'appliquerai pas les dispositifs pédagogiques qui me sont imposés car ils heurtent profondément ma conscience d'enseignant.
Permettez que je cite un court extrait de cette lettre :
« Si aujourd'hui je décide d'entrer en résistance et même en désobéissance, c'est par nécessité. Pour faire ce métier, il est important de le faire avec conviction et motivation. Aujourd'hui, c'est parce que je ne pourrais plus concilier liberté pédagogique, plaisir d'enseigner et esprit de responsabilité qu'il est de mon devoir de refuser d'appliquer ces mesures que je dénonce. Je fais ce choix en pleine connaissance des risques que je prends, mais surtout dans l'espérance que cette résistance portera ces fruits. J'espère que, collectivement, nous empêcherons la mise en œuvre de ces prétendues réformes. »
En écrivant cette lettre, je me suis souvenu des mots d'Albert Camus : un homme révolté est « un homme qui dit non », mais c'est aussi « un homme qui dit oui dès son premier mouvement ». Par ce que je refuse, j'exprime explicitement ce à quoi j'aspire, ce que je veux. En effet, cette objection de conscience que je manifeste, qui dit non, qui affirme un refus s'affiche d'emblée comme une action positive, constructive, tournée vers l'avenir. C'est pourquoi j'informe mon inspecteur qu'en toute responsabilité, je mettrais en place des dispositifs alternatifs à ceux qui me sont imposés afin de rester fidèle au sens profond de la mission qui m'a été confiée, c'est-à-dire la réussite de tous les élèves.
La lettre diffusée largement sur internet suscite alors l'assentiment de nombreux enseignants du primaire, signe que le temps était venu d'entendre une autre voix qui propose une résistance audacieuse. En quelques semaines, ce sont des centaines, puis des milliers de professeurs des écoles qui entrent à leur tour en résistance et en désobéissance ouvertes en écrivant à leur inspecteur. Ils sont devenus des « désobéisseurs », c'est-à-dire des enseignants qui affichent ouvertement leur désobéissance, l'assument, la revendiquent en prenant le risque de la sanction. « En conscience, nous refusons d'obéir ! », avons-nous écrit collectivement au ministre au mois de janvier. Ce ministre ne nous a jamais répondu, a traité notre démarche par le mépris, a toujours minimisé notre mouvement et a même tenté de le discréditer en l'accusant d'être manipulé par des groupuscules politiques !
Au fil des mois, ce mouvement n'a cessé de se développer. Les enseignants en résistance annoncent qu'ils continuent à travailler dans l'esprit des anciens programmes qui favorisent la construction de la pensée et des apprentissages, ils refusent d'appliquer le dispositif de l'aide personnalisée qui stigmatise les élèves en difficulté et ils mettent en place des dispositifs alternatifs pour tous les élèves, des enseignants résistent à la passation des évaluations nationales qui serviront bientôt à la mise en concurrence des établissements scolaires. Des directeurs d'école refusent de renseigner le fichier du contrôle social Base Elèves. Ce sont aujourd'hui 3 000 enseignants du primaire en désobéissance pédagogique et plusieurs dizaines de milliers qui sont en résistance sans l'afficher ouvertement. Cette nouvelle force non-violente qui est née n'est pas prête de retomber !
Cette désobéissance est peut être un signe des temps. Des enseignants, des fonctionnaires de la République qui entrent en insoumission ouverte alors que de par leur statut ils sont contraints à l'obéissance, n'est-ce pas le signe que nous vivons un moment particulièrement grave de l'histoire de notre démocratie ? N'est-ce pas le signe que l'heure est venue où les exigences de la conscience doivent prévaloir sur les ordres, les injonctions, les lois qu'il nous faut appliquer sans discuter ? N'est-ce pas le signe que le temps est venu de nous réapproprier le pouvoir de la pensée pour nous élever dignement contre les méthodes arbitraires de ce pouvoir, méthodes qui dénaturent les principes d'une démocratie respectueuse des opinions, des idées et plus largement de l'intelligence des citoyens ?
Cette désobéissance a un prix. Dès le départ, nous savions que nous encourions des risques professionnels importants. Certains ont vu la promotion à laquelle ils avaient droit retardée. Plusieurs dizaines d'entre nous ont été sanctionnés par des retraits de salaire, deux jours de retrait par semaine depuis le mois de janvier pour ce qui me concerne alors que j'effectue l'intégralité de mon service devant les élèves. A Marseille, deux enseignants se sont vus retirer 32 jours de salaire pour le premier trimestre de l'année 2009. Cette répression disproportionnée n'a pas entamé notre détermination. Dans la démarche de la désobéissance civile, la répression n'est pas un échec, mais une reconnaissance. L'administration, en sanctionnant durement, reconnaît que cette action l'inquiète et admet qu'elle constitue une véritable menace. Mais cette répression, nous l'avons retournée à notre avantage car elle nous a permis de populariser la cause de l'école publique en danger et de susciter le soutien des parents d'élèves et plus largement de l'opinion publique à notre démarche. Des caisses de solidarité se sont mises en place pour nous aider à poursuivre sans faiblir cette résistance.
Nous n'avons pas cédé, et nous ne cèderons pas. Ce mouvement de résistance des enseignants du primaire est porteur d'une exigence éthique conjuguée à un engagement professionnel et pédagogique qu'aucun pouvoir ne pourra briser. Nous continuerons, avec le soutien des parents d'élèves, des citoyens et des élus à défendre l'école publique, aujourd'hui menacée par des lois et des décrets scélérats. Nous ne faiblirons pas dans notre résistance. Plus ils nous sanctionneront, plus nous résisterons.
Le 21 avril dernier, nous avons solennellement appelé à une insurrection des consciences, à une insurrection non-violente de la société civile pour sauver l'école de la République, de la maternelle à l'université. Ce pouvoir autoritaire impose des réformes brutales qui violent les consciences, affaiblissent les services publics et remettent en cause le pacte social de solidarité issu de la Résistance. Ce gouvernement a délibérément choisi l'intimidation, la répression et la peur pour étouffer toute velléité de résistance sociale d'envergure. Alors je le dis avec gravité : notre responsabilité est de ne pas tomber dans le piège de la violence que le pouvoir nous tend. Le principe de Gandhi qui énonce que la fin est dans les moyens comme l'arbre dans la semence est plus que jamais d'actualité. Seuls des moyens justes, c'est-à-dire non-violents, pourront servir notre juste cause. Face à la violence des situations d'injustice que la politique de ce gouvernement génère, nous devons porter l'exigence d'une révolte éthique et politique qui refuse toute légitimité à la violence. Comme l'écrivait si bien le grand Albert Camus, dans l'une des périodes sombres de notre histoire, « il s'agit de servir la dignité de l'homme par des moyens qui restent dignes au milieu d'une histoire qui ne l'est pas. » Notre responsabilité est désormais de résister radicalement à la violence du pouvoir, mais sans nous renier, en étant fidèles aux valeurs de respect de l'humanité de l'homme.
Oui, l'heure est grave ! Il est minuit moins cinq dans la nuit où le gouvernement a programmé la mort de l'école de la République. Il n'est pas fatal que cette heure sonne ! Pour sortir de la culture de la violence et de la guerre qui domine notre histoire, notre civilisation, nous avons plus que jamais besoin d'investir dans l'éducation et dans l'école pour former des esprits libres, responsables qui sauront faire prévaloir les exigences de la raison, de la pensée contre toutes les idéologies discriminatoires, les idéologies du racisme et de l'exclusion qui portent la violence et la guerre dans leurs gènes. L'école ne devra jamais être un lieu de soumission à l'idéologie dominante du marché, de la consommation, et de la violence, mais devra être un espace où l'on apprend à résister à la haine, à l'intolérance, à la violence, un lieu où l'on apprend le respect, le vivre ensemble et la non-violence. Cette école citoyenne, elle reste à inventer et à construire.
Pour que cette école que nous appelons de nos vœux voit le jour, encore faut-il que nous y croyons nous-mêmes. Car sans l'espérance d'un à-venir, nous sommes condamnés de façon certaine à subir un aujourd'hui qui prépare des lendemains qui déchantent ! Nous n'avons plus le choix. Aurons-nous l'audace de résister aux forces conservatrices qui véhiculent l'idée d'une éducation soumise à la loi du marché ? Aurons-nous l'audace de refuser une école de la discrimination, de la compétition et de la sélection ? Aurons-nous l'audace de nous mobiliser pour que l'école demeure un lieu d'épanouissement, de coopération et de rencontre de l'autre ? Aurons-nous l'audace de prendre des risques pour défendre l'école issue des Lumières, école sans laquelle aucune société démocratique digne de ce nom n'est possible ? Aurons-nous l'audace de vivre dès aujourd'hui notre rêve d'une école qui émancipe et qui élève, sans attendre « le grand soir » ? Aurons-nous l'audace de faire les premiers pas qui réveilleront les consciences endormies ? Aurons-nous l'audace de traduire dans les actes le mot « résistance » pour sauver l'école de la République ? Oui, c'est « de l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace ! » dont nous avons besoin pour être à la hauteur du défi qui nous a été lancé par ce pouvoir.
L'avenir de l'école dépend de nous tous ! Ce combat sera rude, mais il ne peut être perdu, car ce serait la défaite d'une certaine idée de la civilisation. Nous avons besoin du soutien des Résistants de la première heure, eux qui ont écrit l'une des plus belles pages de l'histoire de notre pays. Nous avons besoin du soutien des citoyens et des élus, car seuls nous ne gagnerons pas. Ne nous résignons pas, ayons confiance en nous-mêmes, et si tous ensemble nous disons « nous le pouvons », alors j'en suis persuadé, nous le ferons ! Oui, la victoire de l'école publique et laïque est possible, si nous le décidons !