Lettre d'un instituteur de Condat sur Vienne (87) à son inspecteur

               Le 1er mai 2009

               Gilles Lehmann                                                                                           

Adjoint élémentaire

Ecole Jean-Rostand

Condat-sur-Vienne

 

                                à Monsieur l'inspecteur de l'Éducation nationale,

                    circonscription de Limoges VI

 

Objet : arrêt de l'aide personnalisée

 

 

Monsieur l'inspecteur,

 

 

Seul dans le département j’ai refusé de faire passer à mes élèves les évaluations nationales de CM2. Seul encore je n’ai mis en place l’aide personnalisée que sur votre injonction, après plusieurs semaines de refus. J’ai été sanctionné financièrement. Mon opposition à ce dispositif est restée la même. Contraint – par la nécessité de travailler calmement dans ma classe à l’abri des pressions – d’allonger la journée de travail des élèves les plus fragiles pour m’aligner sur les pratiques de mes collègues, j’ai pu mesurer l’inefficacité de cette demi-heure « supplémentaire ». J’utilise des guillemets à dessein, car ce qui peut passer pour une augmentation ou un bénéfice auprès de parents non avertis n’est rien d’autre qu’une réduction et un déficit pour tout professionnel de l’éducation qui respecte les élèves, son métier et soi-même. En supposant que dans ma classe neuf à dix enfants sur vingt-neuf soient susceptibles d’être inscrits, au cours de l’année, dans ce dispositif destiné à ceux et celles qui éprouvent des difficultés passagères et en considérant que cinquante heures annualisées sont consacrées à l’aide, chaque élève pris en charge dans un groupe de trois en moyenne aura une quinzaine d’heures de plus que ses camarades. Je ne puis m’empêcher de comparer ce temps très limité aux soixante-douze heures d’enseignement enlevées à chacun de mes élèves. Ces heures subtilisées d’un coup de baguette tragique manquent à la classe pour travailler sur un rythme serein. Aujourd’hui dans les écoles, c’est la course pour boucler le programme, c’est le casse-tête pour consacrer à toutes les matières le temps qu’elles méritent. J’entrevois la réponse que certains apporteront à cet épineux problème, mais je vous dis déjà que la réduction des programmes, qui comme toujours se matérialiserait, au-delà des discours convenus et fallacieux sur le retour aux fondamentaux, par une réduction des horaires de français et de mathématiques, serait une catastrophe pour nos enfants.

 

Dois-je vous convaincre que la mise en place de l’aide personnalisée a permis au plan national et dans notre département de supprimer des postes de RASED ? La maîtresse E de mon école, qui couvre déjà un secteur de plus de quatre cent cinquante élèves, devra sans doute élargir sa zone d’intervention, ce qui ne peut que nuire à la qualité de son travail, travail dont aucun collègue ne se plaint. Pour être honnête, un deuxième maître E serait le bienvenu dans notre commune.

 

Qui peut me dire si en 2010, le rééducateur et la psychologue ne verront pas à leur tour leur poste supprimé ou transféré ? Qui peut nier l’utilité du travail de ces collègues auprès des élèves et des enseignants de l’école ? Qui peut imaginer que nous puissions les remplacer sans aucune spécialisation ? Seront-ils condamnés par notre manque de solidarité ? Ce sera bientôt le cas des titulaires remplaçants, poussés dehors par des contractuels tombés du ciel, sans autre bagage que leur bonne volonté. Vous êtes bien placé pour savoir que nous manquons déjà cruellement, dans les écoles du département, de ces enseignants formés et que le partage entre collègues des élèves sans maître est devenu une pratique régulière.

 

Décemment, et même si la semaine de quatre jours gracieusement accordée par le Ministre ne peut que satisfaire le fonctionnaire qui sommeille en moi, la réduction des heures de cours et le sacrifice des RASED sur l’autel de l’orthodoxie budgétaire ne peuvent que scandaliser l’enseignant que je veux être.

 

Seul encore dans ce département qui a une vieille tradition de résistance et de liberté, je cesse officiellement de mettre en place l’aide personnalisée, parce qu’elle n’est qu’un moyen détourné de récupérer des postes sur le dos des élèves. Je ne doute pas que vous comprenez parfaitement ma position et j’espère que nous pourrons avoir des relations constructives, fondées sur le respect mutuel et l’échange ouvert d’idées, quand la raison et le sens du bien commun l’auront emporté sur la volonté de destruction du service public d’enseignement.

 

Je souhaite que tous les collègues de la Haute-Vienne s’engagent dans la voie difficile de la vérité, de cette vérité qui est le ciment de notre rapport de confiance avec les élèves et qui devrait être celui de nos relations avec l’inspection.

 

Je sais que certains maîtres appliquent l’aide personnalisée tout en étant conscients qu’elle n’est, couplée à la baisse du nombre de jours travaillés, qu’un habile moyen de supprimer des postes d’enseignants spécialisés, en donnant un os à ronger à l’ensemble de la profession. Quand ces instituteurs qui respirent encore feront entendre leur voix pour réclamer une éducation de qualité fondée sur le développement de l’intelligence de tous les élèves, à travers la coopération et l’humanisme, garants de l’excellence, il sera temps de reconstruire ensemble l’école et non de la dynamiter. À l’instar de nombreux collègues, je ne manque pas de propositions, forgées sur le terrain au contact des élèves. Vous me répondrez probablement qu’en Haute-Vienne je suis isolé dans ma démarche et que l’aide personnalisée a été adoptée, sans heurts, par les enseignants. Monsieur l’inspecteur, ne vous leurrez point. Je ne fais qu’exprimer dans cette lettre, avec un peu d’honnêteté, sinon de courage, ce que beaucoup de collègues n’osent dire par peur des sanctions, sanctions qui touchent en France plusieurs enseignants dont je suis solidaire. La crainte, le silence, voire la servilité, ne sont pas des moteurs pédagogiques valables. Les professeurs ont besoin de la confiance de leur hiérarchie, de la reconnaissance de leurs qualités professionnelles, du respect de leur jugement sur les moyens de former des citoyens du monde cultivés, responsables et émancipés.

 

L’école marche sur la tête. Quel enseignant aurait hier proposé d’allonger la journée scolaire des élèves en difficulté, sans être traité d’imbécile par ses collègues et la hiérarchie réunis ? Je refuse aujourd’hui de céder à la folie qui s’est emparée de la majorité de la profession, folie qui n’est autre, pour reprendre les mots d’Antoine Prost, qu’un « Munich pédagogique », qu’un « lâche consentement ».

 

De grâce, monsieur l’inspecteur, soyez le défenseur de ma liberté de professeur, acceptez de me laisser prendre soin des élèves en difficulté au sein de la classe entière, par la pratique de l’entraide. Je concède volontiers aux collègues qui jugent l’aide personnalisée efficace de continuer à la mettre en œuvre. S’ils vont jusqu’au bout de leur logique, ils renonceront à allonger la journée des élèves pris en charge dans le cadre de ce dispositif, en décidant de travailler le mercredi matin ou à défaut pendant les vacances. Pour ma part, jugeant inefficace l’aide personnalisée, je souhaite un retour aux vingt-six heures d’enseignement pour tous, assorti d’une refonte du calendrier scolaire et d’une baisse sensible des effectifs par classe.

 

Je reste à votre disposition pour échanger sur toutes ces questions.

 

 

En comptant sur votre compréhension et votre soutien, je vous prie, Monsieur l’inspecteur, d’accepter le témoignage de ma considération.

 



09/05/2009
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