La désobéissance civile des professeurs norvégiens (1942)

 […] Certes, j'entends bien, dans la mesure où nous vivons aujourd'hui « en démocratie », comparaison n'est pas raison. Tout anachronisme serait ici déraisonnable et je m'en garderai bien. Il reste que les circonstances extrêmes permettent, précisément par leur effet grossissant, de bien mettre en lumière un principe qui doit prévaloir en toute circonstance. Ce principe est clair et ne saurait souffrir aucune exception : lorsqu'un fonctionnaire a la conviction que son obéissance le conduirait à se rendre complice d'une injustice préjudiciable à ses concitoyens, il doit désobéir. Et sa désobéissance est une forme supérieure de civisme. Un fonctionnaire doit être homme avant d'être sujet. Et un homme responsable obéit aux exigences de sa conscience plutôt que de se soumettre aux injonctions de l'État. (Extrait de la Lettre ouverte de Jean-Marie Muller à l'inspecteur d'académie de la Haute-Garonne)


La désobéissance civile des professeurs norvégiens (1942)

L'une des campagnes de désobéissance civile les plus significatives organisées pendant la seconde guerre mondiale est celle des enseignants norvégiens[1]. Le 1er février 1942, le chef du parti national-socialiste norvégien, le Nasjonal Samling (NS), Vidkun Quisling, devient Ministre-Président et forme un « gouvernement national ». En réalité c'est le Reichskommissar allemand, Josef Terboven, qui détient la réalité du pouvoir. Dès le 3 février, Quisling rend obligatoire l'adhésion de tous les jeunes de 10 à 18 ans à l'Organisation de la jeunesse du NS. Le 5 février, le Ministre-Président promulgue une « loi » créant le « Syndicat des professeurs norvégiens ». Celui-ci devait être un élément important dans l'État corporatif qu'il avait l'intention de construire sur le modèle fasciste. Le dirigeant de ce nouveau syndicat déclare que cette organisation est l'instrument destiné à guider les professeurs afin qu'ils puissent mener à bien leur mission éducative dans la « Nouvelle Norvège". Il précise que l'insubordination à ce syndicat ne sera pas admise.

Le 12 février, un groupe  de professeurs de l'enseignement primaire et secondaire se réunissent clandestinement à Oslo et rédigent la déclaration suivante : « Je déclare ne pas pouvoir participer à l'éducation de la jeunesse norvégienne selon les principes stipulés par l'Organisation de la jeunesse du NS, car cela est contraire à ma conscience. Selon la déclaration de son dirigeant, l'appartenance au Syndicat des professeurs implique l'obligation de donner une éducation selon ces principes et pose aussi d'autres exigences qui violent directement  les clauses de ma nomination. Je me trouve donc dans la nécessité de déclarer que je ne peux pas me considérer comme un membre du Syndicat. » Il est demandé à chaque enseignant de recopier cette déclaration, de la signer, d'indiquer leur adresse et de l'envoyer directement au « gouvernement » à la date du 20 février. Dans un si court délai, tous les professeurs ne purent pas être prévenus à temps. Parmi ceux qui le furent, plus de 90 % firent savoir au gouvernement qu'ils entraient en désobéissance. Finalement, selon Gene Sharp, sur les 12 000 professeurs norvégiens, entre 8000 et 10 000 envoyèrent cette lettre[2].

Le 23 février, le « gouvernement » annonce que les professeurs qui n'auraient pas retirés leur déclaration avant le 1er mars seraient révoqués. Dans  certains endroits, le paiement des salaires est suspendu immédiatement. Les responsables des organisations légitimes des professeurs, bien que celles-ci aient été dissoutes, demandent aux enseignants d'éviter toute forme de grève et  de se présenter dans leur école et de continuer à travailler comme d'habitude jusqu'à ce qu'ils en soient empêchés. Le « gouvernement » annonce alors que toutes les écoles primaires et secondaires seront fermées pendant un mois à partir du 27 février parce qu'il n'était pas possible d'en assurer le chauffage. Mais personne ne pouvait être dupe sur les raisons politiques de cette  décision. Face à cette « grève » décrétée par le « gouvernement », les parents d'élèves se mobilisent et entrent à leur tour en résistance. On estime que 200 000 parents écrivirent une lettre dans laquelle ils déclaraient : « Je ne veux pas que mes enfants prennent part à l'Organisation de jeunesse du parti national-socialiste (NS) parce que les buts qui lui ont été assignés violent ma conscience. »

Début mars 1942, les responsables locaux du NS reçoivent l'ordre de soumettre des listes de professeurs qui seraient envoyés dans des camps de travail forcé. Le 20 mars, Quisling et le Commissaire du Reich décident  d'arrêter  1 100 professeurs et de les envoyer dans des camps. Ils sont soumis à des traitements particulièrement sévères pour les forcer à se rétracter. Au camp de Jorstadmeen, seulement 32 des quelque 700 prisonniers acceptent d'adhérer au syndicat officiel et sont aussitôt libérés.

Le 25 avril, Le Ministre de l'éducation de Quisling décide la réouverture des écoles. Les professeurs sont considérés d'office comme membres du Syndicat gouvernemental, ce qui signifie qu'ils n'ont plus l'obligation de prendre eux-mêmes la décision d'y adhérer. Ce nouveau positionnement du gouvernement est considéré comme une capitulation. Les professeurs reprennent le travail, mais ils font devant leurs élèves la déclaration suivante : « Ces deux choses, être enseignant et membre du Syndicat gouvernemental, sont incompatibles. Je ne peux pas accepter l'affirmation du gouvernement selon laquelle tout enseignant  est également membre du Syndicat. Notre mission est de donner à chacun d'entre vous la connaissance et la formation nécessaires pour qu'il puisse pleinement se réaliser comme être humain, en sorte que vous puissiez prendre place dans la société pour votre bien et celui d'autrui. La vocation d'un professeur n'est pas seulement de transmettre des connaissances aux enfants, les professeurs doivent également enseigner à leurs élèves de croire en la vérité et de la défendre. C'est pourquoi les professeurs ne peuvent pas, sans trahir leur vocation, enseigner quoi que ce soit qui violerait leur conscience. Je vous promets que je ne ferai pas. » Quisling n'osa pas procéder à de nouvelles arrestations massives. Il dut reconnaître sa défaite et déclara en mai 1942 : « Vous les professeurs, vous avez tout détruit pour moi. »

Bien que certains professeurs qui avaient été déportés dans des camps consentirent à devenir membres du Syndicat gouvernemental, ils n'acceptèrent pas pour autant de relayer la propagande du parti national-socialiste dans leur école. Quisling ordonne finalement la libération de tous les prisonniers. En novembre, huit mois après leur arrestation, ils retournent chez eux où ils sont accueillis comme des héros. « Les enseignants, note Jacques Semelin, avaient réussi à mobiliser la société en leur faveur et venaient d'infliger à Quisling une défaite politique. Le combat des enseignants était  devenu le symbole de la Norvège résistante. De fait, Quisling ne put jamais mener à terme son projet d'État corporatif[3]. » 


Jean-Marie MULLER
, écrivain (texte inédit)


[1] Pour relater cet événement, je me réfèrerai à l'étude de Magne Skodvin « Norwegian Non-violent, « Resistance During the German Occupation », publié dans The Stategy of Civilian Defense, édité par Adam Roberts, Londres, 1967. Une traduction de ce chapitres a été publié dans les Cahiers de la réconciliation, N° 11-12, Novembre-décembre 1974, traduction de Solange Rassel.

[2] Gene Sharp, Social Power and Political Freedom, Boston, 1980, Porter Sargent Publishers, p. 226.

[3] Jacques Semelin, Sans armes face à Hitler, La résistance civile en Europe 1939-1943, Paris, Payot, 1989, p. 103.



08/03/2009
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